Avec Unmasking the Muslim Brotherhood: Brotherism, Islamophobia and the EU, Florence Bergeaud-Blackler et Tommaso Virgili signent l’un des travaux les plus structurés à ce jour sur l’influence des Frères musulmans dans les institutions européennes. Ce rapport, rédigé pour le groupe ECR au Parlement européen, ne se contente pas d’aligner des mises en garde : il décrit une mécanique d’influence, des acteurs identifiables, un vocabulaire idéologique et un environnement institutionnel qui a rendu cette progression possible.
Le cœur de leur démonstration tient dans un concept : le “Brotherism”, que l’on peut traduire par frérisme. Il ne s’agit pas d’un simple synonyme de « Frères musulmans », mais d’un mot pour désigner la manière dont la confrérie s’est recomposée dans le contexte européen : non plus seulement comme mouvement islamiste, mais comme système d’influence, habillé du langage des droits, de l’antiracisme et de la représentation des minorités.
Un rapport qui rompt avec le confort du flou
Depuis des années, le débat public européen oscille entre deux caricatures : d’un côté, ceux qui voient la main des Frères musulmans partout ; de l’autre, ceux qui refusent d’admettre leur présence, de peur de nourrir les amalgames. Le rapport de Bergeaud-Blackler et Virgili tranche avec cette polarisation. Il n’est ni paranoïaque, ni naïf : il travaille à partir de textes, de documents internes, de réseaux associatifs identifiés et de trajectoires institutionnelles très précises.
Le premier apport du rapport est de montrer que l’Europe n’a pas été « infiltrée » par un complot invisible, mais qu’elle a elle-même créé les conditions de cette influence. En multipliant les plateformes de dialogue, les appels à projets, les financements destinés à la lutte contre les discriminations et les consultations de la « société civile », l’Union européenne a ouvert un espace à ceux qui savaient en maîtriser les codes. Les réseaux proches des Frères musulmans l’ont compris plus vite que les autres.
Qu’est-ce que le frérisme selon Bergeaud-Blackler et Virgili ?
Les auteurs utilisent le terme de Brotherism/frérisme pour désigner une mutation stratégique. Les Frères musulmans ne se présentent plus frontalement comme une organisation révolutionnaire ou théocratique. En Europe, ils se redéfinissent comme un ensemble d’acteurs associatifs, d’ONG, de centres de recherche, de structures de plaidoyer, qui se réclament des droits humains, de la non-discrimination et de la défense des minorités musulmanes.
Le frérisme n’est pas l’abandon de l’idéologie d’origine, mais sa traduction dans une grammaire compatible avec Bruxelles et Strasbourg. Le discours se déplace : on ne parle plus de projet islamiste, mais de « lutte contre l’islamophobie », de « participation des communautés musulmanes », de « représentation des voix marginalisées ». La matrice doctrinale ne disparaît pas, elle se camoufle derrière un vocabulaire devenu familier aux institutions européennes.
Cette translation conceptuelle est l’un des points centraux du rapport : Bergeaud-Blackler et Virgili montrent que le frérisme est précisément cette capacité à se couler dans les catégories morales et juridiques de l’Union, tout en conservant, en arrière-plan, la continuité avec l’héritage des Frères musulmans.
Une influence construite par les ONG, les réseaux et l’expertise
L’autre apport majeur du rapport est d’entrer dans le détail des mécanismes par lesquels les réseaux frères-musulmans ont gagné du terrain. Les auteurs décrivent comment certaines organisations, alignées idéologiquement sur la confrérie, ont obtenu des financements européens, intégré des groupes de travail officiels, produit des rapports commandés par les institutions et proposé des « formations » sur l’islamophobie ou les droits des minorités.
Ce paysage n’est pas homogène : on y trouve des ONG très visibles, mais aussi des structures plus discrètes, des plateformes, des centres de recherche ou des réseaux transnationaux, souvent reliés entre eux par des personnes ou des structures pivot. Le fil directeur, pour Bergeaud-Blackler et Virgili, tient à quelques éléments récurrents : la proximité avec des références frères-musulmanes, l’adoption d’une même grille de lecture du monde, la volonté d’occuper tout ce qui touche à la définition de l’islam, des musulmans et du racisme anti-musulman au sein des institutions européennes.
Ce qui est particulièrement frappant, dans le rapport, c’est la façon dont les auteurs montrent que l’influence ne passe pas d’abord par le nombre, mais par la maîtrise de l’architecture institutionnelle : appels à projets, consultations, expertise, participation aux comités, production de données. Le frérisme, tel qu’ils le décrivent, est moins une force de rue qu’une force de procédure.
Islamophobie : d’un concept nécessaire à un instrument de verrouillage
L’un des chapitres les plus sensibles du rapport concerne l’usage de la notion d’« islamophobie ». Bergeaud-Blackler et Virgili ne nient à aucun moment l’existence de discriminations, de préjugés ou de violences contre des musulmans. Leur analyse se situe ailleurs : dans la manière dont le concept d’islamophobie est investi, redéfini et parfois dévoyé par les réseaux proches des Frères musulmans.
Selon eux, le frérisme a largement contribué à installer une équivalence implicite entre critique de l’idéologie islamiste et haine des musulmans. Cette glissade sémantique est loin d’être anodine. Elle a plusieurs effets : elle disqualifie l’analyse doctrinale au profit d’une lecture purement identitaire ; elle théâtralise la figure du musulman victime permanente ; elle transforme toute interrogation sur les réseaux islamistes en soupçon de racisme.
Le rapport montre comment des organisations proches de la confrérie ont été consultées ou mandatées pour produire des études sur l’islamophobie, puis comment ces travaux ont servi de base à des recommandations politiques. C’est là, écrivent en substance les auteurs, que le frérisme devient un verrou : une définition militante d’un phénomène réel finit par empêcher toute critique d’une idéologie bien précise.
Les faiblesses européennes mises à nu
L’analyse de Bergeaud-Blackler et Virgili serait incomplète si elle se contentait de pointer du doigt les réseaux frères-musulmans. Une partie importante du rapport concerne les faiblesses propres aux institutions européennes. Trois d’entre elles ressortent nettement.
La première est la quête d’« interlocuteurs représentatifs ». L’Union européenne aime la figure de l’organisation-relais, supposée parler au nom d’une « communauté ». Dans le cas de l’islam, cette logique a mécaniquement donné un avantage aux structures les plus organisées, souvent marquées par l’idéologie frériste, au détriment de la diversité réelle des positions musulmanes.
La deuxième faiblesse est la peur d’être accusé d’islamophobie. Cette peur produit une autocensure diffuse : on évite de questionner les liens doctrinaux ou financiers de certaines organisations, on renonce à distinguer entre discours religieux et projet politique, on laisse filer des concepts flous qui s’imposent dans le langage institutionnel sans débat sérieux.
La troisième tient à une méconnaissance structurelle du monde arabo-musulman. Le rapport rappelle que les Frères musulmans sont interdits, surveillés ou farouchement contestés dans plusieurs pays musulmans. Pourtant, en Europe, ils se voient parfois offrir une légitimité académique et institutionnelle qu’ils n’ont plus chez eux. Ce décalage, notent les auteurs, est au cœur du problème : l’Europe légitime comme interlocuteurs privilégiés des acteurs que d’autres sociétés connaissent trop bien pour leur faire confiance.
Ce que ce rapport change dans le débat européen
L’une des forces de ce travail signé Florence Bergeaud-Blackler et Tommaso Virgili est de sortir la question des Frères musulmans du champ de la rumeur et du soupçon. Tout ne repose pas sur des impressions ou des procès d’intention, mais sur la mise en relation patiente de textes, de structures, de financements, d’événements et de trajectoires institutionnelles.
Le rapport ne propose pas une théorie globale du mal. Il décrit un système : des acteurs, un langage, des relais, des procédés. Et il en tire des enseignements très concrets. D’abord, que le frérisme n’est pas un fantasme : c’est la forme contemporaine, en contexte européen, de l’implantation frères-musulmane. Ensuite, que l’Union européenne n’a pas su percevoir à temps la spécificité de ce système d’influence, absorbée par son propre agenda normatif — inclusion, diversité, lutte contre le racisme — dont ces réseaux ont appris à parler mieux que quiconque.
Enfin, que la question centrale n’est pas de savoir si les Frères musulmans « existent » en Europe, mais de mesurer comment, en leur offrant un statut d’experts, de partenaires ou de relais, les institutions ont contribué à structurer le champ du débat sur l’islam et les musulmans à partir d’une grille de lecture idéologique particulière.
Une demande de lucidité plus que de croisade
Les conclusions du rapport ne plaident ni pour une chasse aux sorcières, ni pour une indulgence perpétuelle. Florence Bergeaud-Blackler et Tommaso Virgili appellent à des choses simples, mais exigeantes : la transparence des financements, l’examen sérieux des cadres doctrinaux, la distinction nette entre critique d’une idéologie et discrimination envers des croyants, la fin de la paresse qui consiste à confier la parole à ceux qui se présentent comme les seuls « représentants » possibles.
En ce sens, leur travail marque une rupture : il propose un cadre analytique précis pour comprendre ce que l’on appelle frérisme, sans lui prêter des pouvoirs magiques, mais sans nier l’ampleur des effets produits. À partir de là, la balle est dans le camp des décideurs politiques, des chercheurs, des médias et des citoyens : continuer à se rassurer en confondant société civile et réseaux idéologiques, ou accepter enfin ce que ce rapport met au jour avec obstination : l’Europe s’est laissée façonner, en partie, par une idéologie qu’elle n’a pas voulu nommer.