Laïcité inclusive : une réponse exigeante pour faire vivre la mosaïque moyen-orientale ?

Une lecture pluraliste à la lumière des débats contemporains

Par F. Alexandre Rifai – Ashteret

La laïcité, en tant que principe d’organisation politique, est souvent perçue comme une spécificité française, liée à l’histoire de la République et à la séparation des Églises et de l’État en 1905. Mais à l’heure où le Moyen-Orient est confronté à des tensions identitaires profondes – entre confessions religieuses, groupes communautaires et visions antagonistes du rôle de la religion – une question se pose : le principe de laïcité peut-il, sous une forme inclusive et adaptée, offrir un cadre de coexistence viable pour ces sociétés ?

En France comme dans le monde occidental, la notion de laïcité inclusive suscite un débat intellectuel intense et parfois contradictoire. D’abord, elle apparaît comme une tentative de réconcilier les principes de neutralité et de liberté de conscience avec la reconnaissance encadrée des identités culturelles et religieuses. Mais beaucoup se posent la question si cette approche est-elle applicable ailleurs comme au Moyen-Orient ou auprès de la diaspora arabo-musulmane ? Peut-elle inspirer, sans s’imposer ? Sans faire peur ? Sans être rejeté ? Comment en parler dans des sociétés où le mot laïcité (‘almaniyya’) est souvent perçu comme une hostilité à la foi islamique, voire une menace contre l’ordre religieux ?

Sans prendre partie, Ashteret veut explorer ici cette notion dans une perspective comparative : entre principes de neutralité et de liberté issus de la tradition française et occidentale, et réalités sociétales arabes en quête de coexistence pacifique, entre modèle occidental et aspirations des sociétés arabes au Moyen-Orient à préserver leur diversité.

Une notion plurielle à la croisée de plusieurs traditions

La laïcité inclusive n’est pas un concept figé. Elle se situe à l’intersection de plusieurs traditions politiques et philosophiques :

– celle de la laïcité, dite à la française, issue de la loi de 1905, qui établit la séparation entre l’État et les cultes ;

– celle du pluralisme québécois, qui cherche à concilier neutralité institutionnelle et reconnaissance publique des identités ;

– celle, plus large encore, du vivre-ensemble dans les sociétés multiculturelles.

Jean Baubérot, historien de la laïcité, a montré dans Les sept laïcités françaises (2011-2015) qu’il n’existe pas une seule manière de penser la laïcité, mais une diversité d’approches. Il distingue notamment une laïcité « de reconnaissance » qui accepte l’expression visible des convictions religieuses dans la sphère publique, tant qu’elle ne remet pas en cause les principes communs.

Gérard Bouchard, au Québec, défend une vision similaire dans Pour une laïcité inclusive (2020), où il propose un équilibre entre neutralité étatique et respect des appartenances identitaires. Pour lui, l’État peut rester impartial tout en permettant aux citoyens d’exprimer leurs croyances, dès lors qu’elles ne troublent pas l’ordre public ni ne bafouent l’égalité.

Les trois piliers d’une laïcité inclusive

Dans cette perspective, la laïcité inclusive repose sur trois fondements essentiels :

    La neutralité des institutions publiques : l’État ne favorise aucune religion, mais protège leur coexistence.

    La liberté de conscience : chaque citoyen est libre de croire, de ne pas croire, ou de changer de foi.

    La reconnaissance de la diversité : les identités culturelles et religieuses ont droit de cité dans l’espace public, à condition de respecter le cadre commun.

Ce modèle ne vise pas à effacer les différences, mais à les rendre vivables, dans un espace partagé. Il refuse autant la domination d’une religion que l’humiliation de ceux qui y croient.

Une inspiration pour le monde arabe ?

En France, les défenseurs de cette approche mettent en avant ses vertus :

– préserver la paix sociale dans une société plurielle ;

– favoriser l’adhésion au cadre républicain, en particulier chez les jeunes de culture religieuse ;

– renforcer la cohésion nationale en remplaçant la confrontation identitaire par le dialogue, comme le propose Valentine Zuber dans La laïcité en débat (2014).

Mais c’est surtout dans les sociétés du monde arabe, souvent composées d’une riche mosaïque religieuse et culturelle, que cette notion pourrait avoir une portée nouvelle.

Contrairement à l’image d’une laïcité autoritaire qui prétendrait effacer la religion de la vie publique, la laïcité inclusive reconnaît les différences sans sacraliser les appartenances. Elle pourrait offrir une alternative crédible aux systèmes communautaristes qui figent les identités, comme aux États confessionnels qui imposent une norme religieuse unique.

Des obstacles réels, mais pas insurmontables

Cela dit, transposer une telle approche au monde arabe implique de surmonter plusieurs malentendus et résistances :

– Le mot même de laïcité (‘almaniyya’) évoque souvent l’athéisme ou l’hostilité à la religion dans l’imaginaire populaire dans le monde arabe.

– La religion structure le droit et l’identité dans de nombreux pays : la séparation entre sphères religieuse et civile est souvent perçue comme une menace. Comme une offense à la religion.

– Les tensions interconfessionnelles et les régimes autoritaires instrumentalisent la religion, rendant tout discours sur la neutralité suspect ou dangereux.

Mais ce n’est pas une fatalité. Des voix arabes plaident déjà pour une forme de neutralité protectrice :

– Au Liban, des intellectuels appellent à dépasser le confessionnalisme politique au profit d’une citoyenneté commune.

– En Tunisie, des débats sur la liberté de conscience et la réforme du droit civil ont émergé après la révolution.

– Aux Émirats arabes unis, des initiatives en faveur de la tolérance interreligieuse traduisent une volonté d’harmonisation pacifique, même sans rupture avec la tradition.

Ces démarches montrent que l’esprit d’une laïcité inclusive, respect, égalité, cadre commun, peut inspirer des modèles locaux, adaptés aux contextes et aux mémoires des peuples arabes.

Une exigence pour faire vivre la mosaïque moyen-orientale

La laïcité inclusive n’est ni un compromis mou, ni un cheval de Troie idéologique de l’Occident. C’est une exigence de responsabilité : faire coexister des convictions différentes dans un cadre partagé, protéger chacun sans imposer à tous une norme unique.

Dans le monde arabe, où l’« autre » est souvent perçu comme un danger, y compris au sein de la même nation, cette exigence pourrait bien devenir une condition de survie collective. Non pour occidentaliser la société, mais pour protéger sa pluralité.

Car vivre ensemble, ce n’est pas seulement tolérer l’autre : c’est lui garantir les mêmes droits, la même liberté de conscience, la même dignité. Une laïcité inclusive, contextualisée, enracinée, pourrait en être le garant.

Ashteret : un espace pour en parler librement

Chez Ashteret, nous pensons que la laïcité, bien comprise, bien expliquée, peut redevenir un langage de paix et de coexistence au Moyen-Orient, comme ailleurs.

Ni dilution des principes, ni crispation identitaire : une laïcité inclusive est à la fois un rempart et un pont entre les différentes composantes des sociétés arabes.

Nous voulons offrir un lieu de réflexion, de dialogue et d’échange pour celles et ceux qui croient qu’on peut être à la fois croyant et républicain, arabe et laïque, enraciné et ouvert. C’est ce débat que nous ouvrons. Sans tabou. Sans caricature. Avec exigence.

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